domingo, 18 de diciembre de 2011

Aurélie Dupont et Evan McKie brûlent les planches de Garnier


Remplaçant au pied levé Nicolas Leriche blessé, Evan McKie, étoile du ballet de Stuttgart incarne un Eugène Onéguine d'une grande richesse, au côté d'Aurélie Dupont, qui nous offre une Tatiana époustouflante… grâce à la chorégraphie de John Cranko, conçue d'une main de maître.


Aurélie Dupont / Evan McKie - Photo : M. Lidvac

Sud-africain, John Cranko s'est fait remarquer en Grande-Bretagne. Elève du Sadler's Wells Theatre de Londres (aujourd'hui Royal Ballet), il en devient le chorégraphe résident grâce à la bienveillante vigilance de dame Ninette de Valois. Puis sa popularité dépasse l'insulaire Angleterre : le New York City ballet lui passe commande en 1950 (The Witch), l'Opéra de Paris en 1955 (La Belle Hélène) et la Scala de Milan en 1958 (Roméo et Juliette). En 1960, il est invité à monter son Prince des pagodes pour le ballet de Stuttgart. Tout s'y passe si bien qu'il est sollicité pour prendre la tête de ce qui a été une grande compagnie. En quelques années, sachant s'entourer d'une équipe dynamique, il fait du ballet de Stuttgart une troupe au rayonnement international, créant pour elle trois à cinq oeuvres par an. 

Aurélie Dupont / Karl Paquette - Photo : M. Lidvac
Avec une grande finesse, sans forcer les effets, mais sans reculer devant le pathos nécessaire, John Cranko a adapté scrupuleusement le poème d'Alexandre Pouchkine. Au premier acte, toute la maison de Larina se prépare pour l'anniversaire de Tatiana. Lenski, le fiancé d'Olga, soeur de Tatiana, revient de la chasse avec Onéguine, un ami venu de la ville. Tatiana en tombe amoureuse. Elle lui écrit une lettre, mais il ne la prend pas du tout au sérieux. Pendant la fête du deuxième acte, Onéguine, pour se distraire, fait la cour à Olga. Lenski s'en offusque, provoque Onéguine. Lors d'un duel, il tue son ami. Le troisième acte a lieu une dizaine d'années plus tard. Onéguine se rend chez le prince de Grémine et découvre que la princesse n'est autre que... Tatiana. Troublé, il écrit à la jeune femme pour lui avouer ses sentiments. Mais bien que toujours amoureuse d'Onéguine, la princesse tait sa passion et le repousse. 
En centrant son propos sur les personnages principaux du poème, Cranko met l'accent sur le tragique d'un amour inachevé, porteur de sa propre destruction. Un choix d'air d'opéras et pièces pour piano de Tchaikovski, orchestrés par Kurt-Heinz Stolze, ainsi que les décors et costumes de Jürgen Rose, offrent un écrin évocateur à cette passion tourmentée. 

Bien qu'académique, l'écriture chorégraphique dégage une profonde émotion. Il faut dire que le couple "surprise" de cette distribution éblouit. Sans théâtralisation excessive ni lourde pantomime, Aurélie Dupont et Evan McKie ont su rendre, précisément et avec intensité les caractères, les hésitations des sentiments, la nostalgie du temps qui est passé. 

L'étoile de l'Opéra est époustouflante de par sa technique, son sens théâtral et son engagement psychologique dans le rôle de Tatiana. Elle sait être la jeune fille romantique nourrie de littérature sentimentale au premier acte, qui s'imagine dans les bras de cet homme, ténébreux et indifférent, auquel elle va, en vain, avouer son amour dans une lettre passionnée. Au troisième acte, princesse Grémine, Aurélie Dupont incarne une femme et épouse de la haute société russe, consciente de son rang mais désormais interdite. Outre cette évolution traduite dans chaque geste, dans chaque pas, ce qui frappe surtout, c'est le travail du regard qui est livré par la ballerine tout au long de la chorégraphie.

Enfin, l'ultime pas de deux, construit en écho et contrepoint à celui qui clôt l'acte 1, tout en étant incroyablement technique et physique, est d'une sensualité vibrante. Eugène Onéguine/Evan McKie et la princesse Grémine/Aurélie Dupont s'abandonnent aux émotions de leur personnage sans retenue… ce porté où Aurélie Dupont glisse sur le torse de son partenaire est d'une beauté incommensurable. Dans les bras de l'étoile du ballet de Stuttgart, Aurélie Dupont réussit à se surpasser et faire oublier cette froideur qui, habituellement, caractérise ses personnages. 

Evan McKie - Photo : M. Lidvac

Son partenaire, danseur noble et élégant, à la musicalité exemplaire et fin connaisseur du personnage, sait parfaitement incarner ce dandy désargenté et las des mondanités pétersbourgeoises. Tout au long de l'oeuvre, il s'impose comme le personnage clé de ce chassé-croisé tragique entre les quatre jeunes gens. Bref, le partenariat entre Aurélie Dupont et Evan McKie fonctionne à merveille. 

Le couple Olga - Lenski (Myriam Ould Braham et Josua Hoffalt) répondent, au deuxième acte, de manière très juste au couple principal. Mais leur premier acte est moins convaincant, dans le jeu et la danse. 

Agréable surprise que cet Onéguine qui permet de découvrir les talents du danseur étoile de Stuttgart et d'apprécier une Aurélie Dupont, éblouissante dans les bras d'Evan McKie.


Opéra national de Paris - Palais Garnier - Représentation du 11 décembre 2011 
(20ème représentation)

Ballet en trois actes 
Livret de John Cranko d'après le roman "Eugène Onéguine" d'A. Pouchkine
Chorégraphie : John Cranko
Musique : Tchaïkovski, arrangée par Kurt-Heinz Stolze
Décors et costumes : Jürgen Rose
Eclairages : Steen Bjarke

Distribution :
Eugène ONEGUINE : Evan McKie (artiste invité)
Tatiana : Aurélie Dupont
Lenski, ami d'Onéguine : Josua Hoffalt
Olga, soeur de Tatiana : Myriam Ould Braham
et le Corps de ballet de l’Opéra national de Paris.

Orchestre Colonne - Direction : James Tuggle.

domingo, 11 de diciembre de 2011

Impressing the Czar par le Ballet Royal de Flandres

Première « rencontre » entre le directeur de la Forsythe Company et le Ballet Royal de Flandre, Impressing the Czar, ballet en trois actes et cinq tableaux, originellement créé en 1988 par le Ballet de Francfort, connaît une seconde vie grâce à Kathryn Bennetts, autrefois complice du chorégraphe, qui le remonta en 2005 à Anvers. 

Photo : Sébastien Geiger

Impressing the Czar : une histoire comme une bande dessinée grand écran. 


Une scène noire, ouverte comme un cinémascope, où l'or brille partout. Des tentures de couleur bronze deviennent d'étranges costumes baroques, rococo, d'esprit Renaissance sur des femmes grimaçantes, colériques. Des danseurs ont le corps moulé dans des académiques vieux ors mats. A droite, la salle du trône, représentée par un large praticable de bois précieux. Sa pente, légèrement inclinée, décorée comme un échiquier imaginaire, sert de plancher de danse à un groupe de figures d'une autre époque, dans une ambiance décadente, cruellement caricaturée, comme si l'Alice de Lewis Caroll avait pu être transportée avec la Dame de coeur, au travers du miroir, par une machine à explorer le temps.
Mais à la place d'Alice nous découvrons deux jeunes filles de la télévision et M. Pnut (Mikel Jauregui), pauvre niais qui possède tous les canaux télévisés. C'est ce que déclare de façon insistante Agnès (Helen Pickett), jeune fille en tenue d'écolière, à Rodger (Craig Davidson), l'homme robot des médias.

Photo : Sébastien Geiger
Dans la première partie d'Impressing the Czar, sous-titrée la Signature de Potemkine, l'histoire de l'art et de la danse prennent vie pendant une heure et se trouvent convoquées dans un pot pourri de trouvailles. Un homme indique à l'aide d'un trident, des fragments de peintures célèbres et des constructions architecturales, sur un mur d'exposition. Un des frères Grimm (Sébastien Tassin et David Jonathan), tente, par des contorsions très comiques, de prendre, allongé ou debout, la position d'une Vénus de Milo dorée. D'ailleurs, tous les accessoires (boules dorées, grappes de raisins, petits chapeaux comiques de clowns…) réapparaissent d'une manière ou d'une autre au cours des différents actes. 
Cette imposante première partie étourdit. Forsythe réussit avec brio la transition entre le premier et le second acte : les neuf danseurs et danseuses, vêtus d'un collant une pièce vert métallisé, vont se regrouper à la fin de la première partie avec les figures chargées de la représentation historique. A cet instant, une paire de cerises s'élève dans les airs qui, ainsi suspendue, formera l'unique décor du second acte. 

Photo : Sébastien Geiger
In the middle, somewhat elevated, est une confrontation "de maître" entre Aki Saito et Courtney Richardson. Kahtryn Bennetts, directrice artistique de la compagnie belge, obtient d'eux une autre qualité dansée que celle observée chez ceux de l'opéra de Paris. Si ces derniers séduisent par une virtuosité classique agrémentée d'une pointe d'érotisme, les danseurs du ballet royal de Flandres, grâce à la mobilité de leurs corps, font de chaque mouvement comme une attaque, une sorte d'accent tonique à la fluidité du matériau classique. La pièce commence par un choc. La musique de Thom Willems déchire l'espace et installe sa pulsation. Elle ne cessera plus. Les interprètes arrivent, se campent, testent une difficulté, ressortent. Sans un regard pour le public. Une noria ininterrompue de virtuosité sèche et coupante. Un duo, un trio, on ressort. Les bras et les jambes s'étirent, se cassent, se décalent, les pas s'enchaînent à une vitesse éprouvante. Ce marathon d'une demi-heure de danse exquise a, dans Impressing the Csar, la fonction de l'acte blanc dans le ballet classique mais ici, il est démystifié, sans clair de lune ni tutus. Concentration de danse pure qui laisse les nerfs à vifs et le sentiment angoissant d'un monde sans pitié. Très belle ovation rendue par le public de Chaillot, bluffé par tant de virtuosité.

Suit une digression sous forme de comédie : La maison de Mezzo-Prezzo, une curieuse vente aux enchères, menée avec brio par Helen Pickett. Un groupe d'hommes en costumes dorés, porteurs d'accessoires supposés chargés de symboles, fait monter les enchères. Helen Pickett pose, indéfiniment, la question clé de toute la soirée : que peut bien signifier tout cela ? une métaphore ? un rituel ? Ou tout simplement l'agonie de M. Pnut, ce tendre imbécile qui sera finalement victime d'un sombre rituel et finira, inanimé, au sol, alors que les commissaires priseurs plantaient des flèches dorées sur la table à la façon des sorcières plantant des aiguilles dans une poupée ?


Photo : Sébastien Geiger

M. Pnut est au centre d'une danse totémique menée par une horde de collégiennes formée d'une trentaine de danseurs, hommes et femmes, tous vêtus de chemisettes, chaussettes blanches, et jupettes plissées bleu marine, coiffés de perruques coupées au carré au niveau du menton. Ils marchent frénétiquement, les jambes folles, sur les rythmes suggestifs de Tom Willems, la tête rentrée dans des épaules très mobiles. Bongo Bongo Nageela rend une puissance agressive et donne des frissons. Ces écoliers sur scène apparaissent au fur et à mesure de plus en plus monstrueux. La violence des images de Bongo se dissout dans une scène de rêve, lorsque M. Pnut ressuscite dans une faible lumière : M. Pnut goes to the big shop. Il souffle sur le visage d'une des filles, sans un bruit, à l'aide d'une sarbacane de papier jaune. Il reste ainsi comme un pauvre personnage un peu stupide.  

Le public de Chaillot trépigne tant il est enthousiasmé par les plaisanteries subtiles et cruelles de la chorégraphie, par ces images composées de façon surréalistes. Par le vocabulaire de la danse qui va, dans cette pièce, du frétillement délibérément exagéré au néo-classicisme épuré, en passant par la parodie d'un rituel de danse tribale. 
Mais incontestablement, le succès de la soirée revient aux danseurs du Ballet royal de Flandre, époustouflants.


IMPRESSING THE CZAR
Pièce pour 34 danseurs - Représentation du 9 décembre 2012 - Festival d'automne à Paris / théâtre national de Chaillot

Chorégraphie : William Forsythe
Musique : Thom Willems, Leslie Stuck, Eva Crossman-Hecht, Ludwig van Beethoven
Décor : Michael Simon
Costumes : Férial Münnich
Son : Bernhard Klein

Avec les danseurs du Ballet Royal de Flandre et Helen Pickett (artiste invitée)